“Mémoires de la vie du rail”

testo in catalogo di Virginie Buisson

“Traverses et ballast”          

Au commencement il y a l’attirance, le plaisir de la ville, des lieux où sans cesse nous sommes dans la grâce de l’étonnement.  Une ville où les façades, les seuils, les porches, les cours, les passages, le fleuve, la lumière, les pierres donnent envie de marcher lentement, de déambuler.

Une ville qui invite à la lenteur, qui invite à flâner, qui offre la douceur des places, l’éblouissement des terrasses dans l’embrasement d’un ciel après la pluie. Une ville où se déploie un ciel d’un bleu absolu les jours de grands vents, où le regard est sans entrave sur les toits, les clochers sur la ville entière.

La stratification des mondes anciens est visible à l’œil nu, les activités humaines traduites par le nom des rues, donnent à Arles une continuité unique, rassurante et paradoxalement un sentiment d’unicité, d’harmonie.

Pour le visiteur sans attaches, pour l’étranger, elle est une sorte d’illustration généalogique, la démonstration pacifique et généreuse des filiations et des échanges millénaires.

Les Arènes où convergent les foules, le théâtre antique, la Major, l’ouverture grand angle sur les Alpilles, l’hombre de Vincent, font de la ville une escale pour voyageurs de tous les mondes.

Il y eut un autre monde en proximité du centre, « Les Ateliers SNCF » un lieu autrefois interdit aux visiteurs, aujourd’hui ouvert aux photographes et au public le temps des expositions en été. Un lieu longtemps à l’abandon, un lieu de nouveau en mutation.

Soustrait de la réassurance de la cité à taille humaine, à l’usage quotidien, la découverte du site des Ateliers, l’étendue des friches renvoient à d’autres mémoires à des images mentales qui hantent le siècle.

Un wagon abandonné, des rails, un portail, un fronton semblable à celui d’un camp où un carmel voulait s’établir à l’endroit de la négation de l’homme. Furtivement, violemment cela vous fait reculer.

Advient ensuite la vision des camps des personnes déplacées dans la désolation de l’après-guerre.

Étrangement survient la mémoire de Berlin d’avant la chute du mur. De l’ancien quartier des ambassades.

Mémoire des rames fantomatiques qui traversent des lieux arrêtés, aux façades révélatrices des stigmates de la guerre. L’herbe pousse sur les trottoirs et dans les rues

barricadées de barbelés et de miradors,

À l’intérieur des bâtiments, sur les murs, des lambeaux de journaux, d’affiches de tracts, des programmes de théâtre, des livrets d’opéras. Indices des années noires

Sur le sol des objets à demi consumés, casques, boutons, carnets, vêtements, pièces de monnaie, fragments de lettres,

Inventaire dérisoire du désastre.

De la même manière aujourd’hui on ne peut plus regarder les fleuves sans voir les cheminées des centrales, on stocke la mort pour dix milles ans, les ogives habitent les gouffres, les friches industrielles dévastent des régions entières, démantèlent la vie des hommes.

Les ateliers portent les signes de la disparition : Entrepôts, hangars vacants, vitres brisées, fenêtres, portes obturées, filins, palans, treuils, bascules, vérins, tendeurs… Sur les murs des écritures d’injonction, d’interdiction, d’avertissement, des dénominations d’affectations disparues.

Ailleurs dans les villes, stratégie de bulldozer, on mine les immeubles, on met à sac des quartiers

Autodafé

Mise à mort publique, asservissement

Préparatif de l’amnésie, de l’effacement

Cité disciplinaire, territoire encarté

On rase les quartiers, on éventre les places

Convenance de lotissement, site de transit

Que va-t’on faire des portes, des escaliers, effarement éperdu d’histoire arrêtée

Quels savoirs habitent les hommes témoins des saccages.

Vous souvenez-vous de l’image de cet homme qui a filmé l’instant de sa disparition, ce tremblement de l’image lorsqu’il s’est effondré, des lignes de fuites des trottoirs et des façades ?

Les anciens ouvriers des ateliers se souviennent de l’instant où la cheminée de la forge a été démantelée, de ce temps si long où les machines ont été abandonnées, puis dépecées, dispersées.

Aujourd’hui s’invente se fabrique la mutation des ateliers, les aménageurs, les corps de métiers du bâtiment, les investisseurs, les inventeurs se succèdent pour redonner vie au lieu, pour le restituer à la ville centre.

La ville a vécu du travail des hommes des ateliers. Une ville qui palpitait au rythme de la fabrication, de la transformation, de la réparation des machines à vapeur. Une ville alimentée par le savoir des hommes. Des hommes rivés à la machine, des hommes outils au corps rompu de fatigue de bruit de chaleur et de froid.

Il y eut des hommes heureux, heureux d’imaginer, heureux de mieux faire, Il y eut des inventeurs. De l’apprenti à l’ingénieur, ils ont cherché, trouvé souvent le juste équilibre des poids et des forces qui permettaient la performance, l’innovation. 

Sans cesse des équations, fabriquer des outils, réparer, construire, soulever des machines, les déposer sur les rails, devenir familiers des ponts élévateurs et des grues des palans et des leviers.

Jours après jours, cent quarante ans

Calculer, dessiner 

Peindre, décaper, poncer

Tourner, fraiser, tarauder, rectifier cercler, fraiser, aléser, mortaiser, fileter, raboter, rectifier.

Courroyer, rabouter

Pilonner, tremper, emboutir, former, river, frapper.

Embobiner, ajuster, tourner, monter, balourder, gratter, unifier, rectifier, vérifier, étuver.

Affûter, nettoyer, vérifier encore, vérifier sans cesse.

Ils étaient ensemble, des cohortes d’hommes à qui l’on demandait de produire, d’imaginer, Ils ont partagé la fierté de l’invention, la distinction de l’ouvrage.

Dans ces temps pour des milliers d’hommes qui se sont succédé dans les ateliers, il fallait aussi pour nourrir les familles, travailler ailleurs, trouver d’autres ressources. Certains allaient à l’aube gratter le sable, ramasser des coquillages, décharger sur les ports, ils allaient à leurs jardins, ils allaient à la mer. 

Il y avait cette ville ouvrière où les savoirs des hommes étaient sollicités où le corps des hommes était arraisonné.

Il y eut du bruit dans ces lieux, du bruit à rendre sourd, de la chaleur et du froid, des heures de gloire et de désolation. Il y eut des cohortes d’hommes arrimés aux machines-outils, arrimées au temps, à l’horloge, à la pointeuse, à la surveillance, aux rendements, des hommes encadrés.

Pour cela, avant eux des milliers d’hommes, de la région, des carriers piémontais, des anglais, des compagnons du devoir des militaires ont   percé, dévié des routes, construit des ponts et des viaducs, des tunnels, arasé des collines et profané des milliers de sarcophages païens et chrétiens, des mausolées, des columbariums des Alyscamps.

Longtemps, les lieux ont été rendus au silence, au silence originel des tombeaux le saccage avait été consommé.

Mais ces lieux, ces images arrêtées ont résonné des échos des guerres et des chants des cortèges des luttes, des affrontements. Les cheminots des ateliers ont imposé leur marque dans les mouvements sociaux en France contribuant à l’image d’Arles, ville rouge. Par la construction de maisons ouvrières, ils ont créé des quartiers, ils ont modifié la ville.

Si l’on arpente les ateliers dans l’été 2005, les expositions photographiques répondent, témoignent des interrogations qui nous traversent.

On s’arrête où l’on détourne les yeux des images insoutenables de la guerre. On se repose, on reprend sa respiration, on se réconcilie avec un paysage travaillé en harmonie dans les courbes des collines, avec la jeunesse d’un visage, avec l’image d’un corps en mouvement et brusquement une série de monochromes renvoie aux lueurs de la forge disparue.

Il est question de passagers, de séjours temporaires, d’armes de poing, d’hommes aux mains coupées des guerres tribales des anciennes colonies, des territoires occupés, des territoires restitués.

À la fermeture des ateliers, les anciens cheminots, les habitants ont éprouvé un sentiment de mutilation. Ils évoquent avec émotion l’invalidation de leur vie de travailleur. Les retraités disent aussi avec malice ou résignation que c’était le bon temps, ils étaient jeunes, ils appartenaient à une communauté. Désormais ils font le décompte des leurs dans les rubriques nécrologiques du journal local.

On peut reconnaître sur une série de clichés de l’exposition des intérieurs qui ressemblent à ceux des familles de cheminots. Les pièces sont décorées avec ce qu’il faut de soin et d’objets tutélaires.  Pour que l’image soit complète, Il faudrait ajouter les photographies de l’atelier que chaque ouvrier a constitué dans sa cave, le tour, les outils, les objets façonnés qui rendent pérennes la dignité des savoirs faire.

Les ateliers vacants sont promis aux entrepreneurs, aux artistes à l’image.

S’il fallait retenir une image, Il faudrait ne jamais oublier l’empreinte de l’ombre portée de l’homme d’Hiroshima. Comme un rappel du cataclysme, comme un avertissement.

Comme celui des corps déchiquetés des victimes des hommes martyrs. Comme la désolation des ouvriers révoqués. Hommes en friche à leur tour.

Les Ateliers sont des lieux mutants. Ils ont été un ensemble en perpétuel changement. On détruisait des bâtiments pour en édifier de nouveaux, des hangars disparaissaient, où s’agrandissaient, se transformaient, se déplaçaient.

Au fil du temps, les compagnons d’une aristocratie ouvrière ont été remplacés par des ouvriers taylorisés aux savoirs dévalués. Dans les derniers temps, dans l’épuisement des derniers effectifs, une cinquantaine d’hommes réparaient des fauteuils roulants, autrefois ils étaient des milliers à participer de la réfection des locomotives, c’était une sorte de fierté pour la ville.

Le chemin de fer a évincé les marins, les portefaix, les ouvriers qui vivaient du port, les cheminots ont été sacrifiés à leur tour.

Que va-t’on faire des bâtiments en déshérence, carcasses, ferrailles, terrains vagues, cheminées abattues, paysage de désastre, image négative, blessure où s’est délitée une mémoire, une culture ouvrière.

Les vestiges d’une puissance industrielle défaite cohabitent désormais avec une école où s’inventent les images du futur, à proximité de la maison de maître réhabilitée des anciens directeurs des ateliers.

À proximité des Alyscamps, au voisinage des sépultures en regard d’un temple, des arbres préservés et du déploiement bleuté des Alpilles s’édifient l’avenir du site

Virginie Buisson